mardi 24 décembre 2013

Des "lois de la nature" au libre-arbitre

Cet article est consécutif à la lecture d'un livre de Gazzaniga dont les notes de lecture font l'objet ici d'un article particulier; mais il me semble que certaines remarques qu'il suscite chez moi peuvent faire l'objet d'un développement plus spécifique. IL va prendre un certain temps pour être complet. En attendant je vous renvoie aussi à un article que je me contente pour l'instant de reproduire dans un autre article de ce blog. Il concerne le problème en question de ce que nous appelons les "lois de la nature."



*) La conférence hier soir(le 16/04/2014) d’Aurélien BARREAU : cette impression de se demander de quoi finalement on parle ; du réel lui-même, dont on ira jusqu’à dire que peut-être il n’existe pas ; ou de ce que « logiquement », compte tenu de l’ensemble des représentations que j’ai déjà et qui me permettent de parler précisément de ce réel ( l’ensemble des théories scientifiques considérées actuellement comme pertinentes, corroborées expérimentalement) il me faut en outre supposer comme complément à ces théories. Si je puis dire que peut-être le réel lui-même n’existe pas, c’est que précisément, je ne peux pas déduire « logiquement » son existence, même si il m’est tout à fait impossible pratiquement de la nier. 


Je reproduis ici en 1) les remarques faites par moi dans l'article sur les notes de lecture du livre de Qazzaniga°.


1) nous nous trouvons face à ce qui n'est pas simplement une imprécision, mais une confusion. Confusion entre deux niveaux: le premier est celui de ce que certains appellent le "réel", c'est à dire l'ensemble de ce qui existe,en dehors de toute activité de connaissance s'exerçant sur lui. Le second est celui de ce qu'alors j'appelle "la réalité", c'est à dire la représentation de ce "réel" à laquelle j'accède au terme de mes processus cognitifs. Que le "réel" ne fonctionne pas n'importe comment est exprimé de la manière la plus générale par l'expression "ordre cosmique"; mais si la culture traditionnelle chinoise par exemple se réfère à cette expression, la notion de "loi de la nature", par contre n'y a pas de sens, la notion d'un dieu créateur et législateur du monde n'existant pas. Dès lors il nous faut nous interroger: par l'expression "lois de la nature", qu'entendons-nous au juste? Les situons-nous au niveau du "réel", ce qui dans notre culture occidentale est possible, ce "réel" ayant été créé par  un Dieu potentiellement législateur. Ou les situons nous au niveau de notre "réalité", c'est à dire au niveau de notre compréhension du "réel", compréhension qui, elle, ne peut prétendre à autre chose qu'à sa relativité par rapport à ce qui nous est donné d'observer du "réel", selon les outils dont nous disposons, et par rapport aux outils conceptuels qui nous permettent de l'exprimer. Passer de ce niveau de notre compréhension du "réel", au niveau du "réel" lui-même est injustifié, même si notre compréhension nous permet d'intervenir sur ce "réel" et de le modifier. Cela ne nous autorise pas à identifier nos "lois de la nature" ( productions théoriques nous permettant d'ordonner les phènomènes que nous pouvons observer, et éventuellement d'intervenir sur eux) avec les processus de fonctionnement du "réel" ( qui ne peuvent être pensés comme des lois que dans une perspective créationniste du monde), que nous ne pouvons atteindre qu'à travers "nos" lois de la nature.Dès lors, quand nous parlons du déterminisme, pour l'affirmer ou le remettre en cause, de quoi parlons-nous exactement? A quel niveau nous situons-nous? Celui de nos représentations; ou celui du "réel"? Pouvons-nous vraiment énoncer en la justifiant la formule ci dessus de Richard Feynman : "C'est la manière dont la nature est vraiment faite..." ?




2) le 24/12/2013: Il y a sousjacent à cette confusion un présupposé dont nous héritons de Descartes, à savoir que le fonctionnement de notre raison est conforme au fonctionnement du "réel." La pensée ne doit rien au processus évolutif de la matière mais est directement créée par Dieu, ce qui me rend "à son image". Comme Dieu ne peut être un malin génie qui chercherait à me tromper, les moyens cognitifs dont je dispose de par cette création en moi d'une substance pensante "à l'image de dieu" sont à même de me faire découvrir les lois que ce même dieu a établies pour le fonctionnement de la nature; le problème ici est celui de l'origine de notre raison: relève-t-elle d'un processus évolutif ou d'un processus introduisant une rupture ontologique en nous. C'est un problème typiquement occidental mais qui vient perturber notre façon d'aborder le problème du libre arbitre et par ricochet celui de notre responsabilité. 

Celui du libre arbitre d'abord car celui-ci dépend de ce qu'il en est du déterminisme et non seulement de ce que nous pouvons en dire. Quand bien même nos représentations du monde nous amènerait à rejeter un déterminisme total cela ne prouverait rien au niveau du fonctionnement de la nature elle-même, et surtout ne permettrait d'aucune manière d'interférer au niveau du libre-arbitre. Car ce concept n'est pas un concept scientifique, ni philosophique d'ailleurs, mais un concept d'origine théologique (Saint Augfustin) destiné à dédouaner le dieu créateur de l'existence du mal au sein de sa création. Le mal tire son origine de l'homme libre de faire le bien et le mal quand il est véritablement un homme en possession de tous ses moyens ( c'est à dire???) 
Gazzaniga semble s'interoger malgré tout sur le contenu de ce concept "Nous ne voulons pas être libres de nos systèmes de décision que nous avons réussi à développer. De quoi voulons-nous donc être libres?" P; 146

En effet, quand l'homme revendique sa liberté, au point de mourir pour elle, que revendique-t-il? Son libre-arbitre? C'est à dire la possibilité de faire ou ne pas faire ce qu'il entreprend? Ce que Bergson appelle une illusion rétrospective...(cf."Essai sur les données immédiates de la conscience" pp125-130) Ou plus simplement la possibilité de réaliser ce à quoi lui-même aspire, quand bien même cela serait déterminé, et non ce que lui permet de faire celui ou ceux qui exercent sur lui leur pouvoir; ainsi la liberté, et non le libre-arbitre, toujours selon Bergson,(cf. ouvrage cité pp132-137) réside moins dans la possibilité de faire ou ne pas faire ce que j'entreprends, que dans le rapport que je peux entretenir avec ce que je fait: puis-je ou non en revendiquer la totale paternité, c'est à dire la correspondance avec mes aspirations les plus personnelles.


Quant à la responsabilité, elle demeure toujours totale vis à vis de ce que je fais, le déterminisme n'intervenant ici d'aucune manière; mais je pense que cela mérite à lui seul un nouvel article. 


3) Par contre l'idée de parvenir à une théorie complète de l'univers, contrairement à ce qui est affirmé dans l'article de Eric MERGUIN: "Nous allons bientôt atteindre la certitude sur la question de l'origine de l'univers, car nous sommes sur le point d'obtenir la théorie finale complète, synthèse de la relativité, de la mécanique quantique et de la mécanique statistique. Nous connaîtrons bientôt la pensée de Dieu. " semble s'éloigner définitivement, car, à moins de consentir au présupposé hérité de Descartes dont nous venons de parler, et donc d'accepter le dualisme ontologique qui y est lié,il nous faut reconnaître que nos connaissances sont irrévocablement relatives à deux données évolutives. 

          a) les moyens d'observation du réel  dont nous disposons et qui sont tels que nous ne pouvons prétendre que nous avons accès dès aujourd'hui à tous les phénomènes de la nature, et que nos lois rendent compte de la diversité de tous les phénomènes observables au sein de notre univers, qui d'ailleurs n'est peut-être pas le seul... A ce niveau les connaissances que nous avons - qui ne sont pas rien - nous font de plus en plus ressentir l'étendue de ce que nous ignorons. 
      b) Par ailleurs ces connaissances sont aussi relatives aux outils conceptuels ( concepts, mots...) dont nous disposons pour les formuler. Ceux utiles dans les théories de Newton ne sont pas les mêmes que ceux utilisés par la théorie quantique et le problème que pose la possibilité nouvelle que nous avons d'observer ce que nous appelons les phénomènes mentaux nous met en face justement de la difficulté que nous avons d'en rendre compte avec les concepts et les mots dont nous disposons. cf l'article "notes de lecture" citation de gazzanica page 143. "...De nouvelles règles s'appliquent quand de plus hauts niveau d'organisations émergent...La question est de savoir si nous pouvons nous appuyer sur ce que nous savons du niveau inférieur de la neurophysiologie sur les neurones et  les neurotransmetteurs pour arriver à un modèle déterministe prédisant les pensées conscientes, les productions du cerveau ou la psychologie... Comme lorsque logiciel et matériel interagissent, l'esprit est en quelque sorte une propriété indépendante du cerveau mais aussi complètement dépendante de lui. Je ne crois pas qu'il soit possible de construire un modèle complet du fonctionnement mental de haut en bas..." p. 143

et plus loin :

"...J'ai essayé de proposer une autre façon de voir ce dilemne ( déterminisme ou libre-arbitre). Mon argument est que toutes les expériences de la vie, personnelles et sociales, ont un impact sur le système mental qui émerge de nous. Ces expériences sont de puissantes forces qui modulent l'esprit. Elles influent non seulement sur notre cerveau, mais révèlent aussi que c'est l'interaction entre ces deux couches du cerveau et de l'esprit qui nous donne notre réalité consciente, ce que nous sommes dans l'instant présent. Démystifier le cerveau est une tâche des neurosciences modernes. Pour terminer ce travail, les neurosciences devront toutefois penser à comment les règles et les algorithmes qui gouvernent tous les modules séparés et distribués du cerveau agissent ensemble pour donner la condition humaine.
                            Comprendre que le cerveau fonctionne automatiquement et obéit aux lois de la nature est à la fois réconfortant et instructif. Réconfortant parce que nous pouvons avoir confiance dans le fait que ce système de prise de décision, le cerveau, possède une structure fiable pour décider des actions. C'est aussi instructif car cela révèle que toute cette question obscure du libre-arbitre est un concept mal agencé, fondé sur des réflexions sociales et psychologiques tenues à des moments particuliers de l'histoire humaine qui ne se sont pas confirmées ou sont en contradiction avec la connaissance scientifique actuelle de la nature de notre Univers..." (pp.238-239).













6 commentaires:

  1. "réside moins dans la possibilité de faire ou ne pas faire ce que j'entreprends, que dans le rapport que je peux entretenir avec ce que je fait"

    j'utilise personnellement le concept de libre-arbitre dans cette acception : le rapport que mes différents états de conscience entretiennent avec ce que je fais. Le libre-arbitre devient ainsi une compétence à développer. Cela ne consiste pas uniquement à choisir entre des possibles qui me sont offert par la vie mais aussi à choisir entre des potentialités, des virtualités que je peux actualiser dans une démarche créatrice singulière ou collective. Mon futur n'est plus seulement déterminé par mon passé mais aussi par la prise en compte d'un contexte, le choix entre des facteurs de risques/innovations qui vont m'engager en tant que personne et en tant que acteur social. J'aurai à assumer les conséquences de ces décisions quel qu'elles soient (responsable mais pas forcement coupable !

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    1. le problème reste celui de l'utilisation du terme "libre-arbitre" qui implique un choix dont le résultat aurait pu être autre que ce qu'il a été. Mais "qui "choisit? Le "je" qui pense être l'auteur de la décision n'est pas rigoureusement le même au temps t1 du départ de la prise de décision et au temps t2 où la décision est prise; le cerveau a déjà alors anticipé cette décision alors que la conscience en est encore à découvrir ce qui s'est passé. On oublie que tout ceci prend du temps et qu'au temps t2 le "je" n'est plus soumis aux mêmes contraintes qu'au temps t1 et que celles -ci changent également tout au long de l'intervalle t1-t2. Relire à ce propos les passages de Bergson sur l'illusion rétrospective citée plus haut ( p 125-130), et également le passage de Gazzaniga pages 155-6, cité dans l’article « notes de lecture. »

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    2. Je partage pleinement ton commentaire. Je l'exprime autrement.le "je" qui pense "en conscience" n'est pas pour moi le sujet du libre arbitre. Ce "je" est une photographie instantanée impermanente. Le cerveau qui m'habite est multipolaire (cognitif, émotionnel et mimétique). C'est dans ma capacité, dans la durée à développer une compétence d'esprit critique, de libre arbitre, d'apprentissage et de conditionnement à une mémoire du futur, à un futur désirable, qui donne du sens à mon quotidien. Ce sont ces pôles inconscients qui pilotent dans l'instant et dans un contexte donné ce que "je" c'est à dire la personne qui m'habite en cet instant. Le libre arbitre acquis détermine la personne qui parle en mon nom et qui produit cette confiance dans les intuitions qui émergent des processus non conscients de maturation. C'est dans l'effort d'apprentissage et l'intégration de mes retours d'expériences que s'élabore en amont mon libre arbitre. Voir les processus de métacognition de S Dehaene et aussi les limites qu'il donne aux processus d'introspection

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    3. ce qui va suivre part du principe que l'utilisation que l'on fait des mots n'est jamais sans signification spécifique, indépendante pour une part du sens des mots eux-mêmes. Ainsi du " libre-arbitre"? Le sens que tu lui donnes est particulier, et je continue à penser que le sens des mots n'appartient pas principalement aux utilisateurs, mais relève de tout un contexte par rapport auquel, en les utilisant, on se situe, consciemment ou non; c'est tout le problème des "non-dits", des présupposés sous-jacents; l'exercice philosophique consiste pour une part importante à tenter de les mettre à jour.
      Dans cette perspective, les expressions "le cerveau qui m'habite", "la personne qui m'habite", "la personne qui parle en mon nom"...m'invitent à te demander qui est ce "m'", à qui est ce "mon" autre que le cerveau et la personne elle-même?
      Sinon je crois saisir ce que tu veux dire, mis à part les remarques précédentes provoquées par cette insistance, à mon avis injustifiée, d'utiliser l'expression "libre-arbitre" qui n'est neutre à aucun niveau.
      Et, accessoirement, c'est là que se situe le travail politique du philosophe.
      Allez, pour ce soir, ça suffit...

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    4. Le "m" caractérise la personne que je suis à l'instant présent (celui ou j'écris maintenant produit par mon cerveau non conscient et qui génère quelques états de conscience : celui de me focalisé sur cette tâche et celui de produire cet écris. Mon cerveau cognitif a sans doute pris le pas sur mon cerveau émmotionel et sur mon cerveau mimétique.

      Il en est du libre arbitre comme de l'intuition on confond les processus de maturation non conscient et les résultats qu'ils produisent dans l'instant t

      Je repart de la définition du libre arbitre que donne WIKIPEDIAT
      Le libre arbitre est la faculté qu’aurait l'être humain de se déterminer librement et par lui seul, à agir et à penser, par opposition au déterminisme ou au fatalisme, qui affirment que la volonté est déterminée dans chacun de ses actes par des « forces » qui l’y nécessitent. « Se déterminer à » ou « être déterminé par » illustrent l’enjeu de l’antinomie du destin ou de la « nécessité » d'un côté et du libre arbitre de l'autre.
      Le principe d'incertitude, la théorie du chaos voire les théorèmes d'incomplétude de Gödel ont, selon certains, apporté des éléments nouveaux à ce débat, sans pour autant le trancher.

      Je vais poursuivre en apportant un commentaire à l'article Libre arbitre et science qui nourrit bien la dernière ligne de la définition

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    5. Partir de la définition de wikipedia ou du petit robert peut s'envisager, mais elle ont l'inconvénient de définir le libre-arbitre par la liberté, à moins de prendre en compte ce qui suit, à savoir l'expression "par lui seul".
      Le problème est que ce "par lui seul" ne correspond à aucune réalité, comme nous m'explique d'ailleurs Gazzaniga lui-même, cf le passage déjà cité pp155-156. Les contraintes qui s'exercent sur moi sont, de façon totalement imbriquées, à la fois internes et externes, en corrélation réciproque. L'opposition "se déterminer" - "être déterminé" est totalement factice. De même l'expression "penser par soi-même", tout en flattant l'égo narcissique de nos contemporains, est une expression piège. Il est totalement illusoire de prétendre être l'auteur exclusif de ses propres pensées. Il est plus judicieux d'essayer de déterminer le "d'où je pense", afin précisément de pouvoir repérer les diverses influences internes et externes qui s'exercent sur moi; ce que par ailleurs tu reconnais. Tout ceci évidemment à quelque chose à voir avec la façon dont je me situe comme être social, à un moment du processus évolutif, et donc mon identité

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