jeudi 1 février 2018

philosophie et savoir-faire

Le 07 décembre 2017 :
Je vais poursuivre l'objectif que nous nous étions donné : essayer de précisr ce qu'était ce savoir-faire qui caractérisait à nos yeux l'activité philosophique. Et si quelque écrit existe suite à ce travail, je le signerai : « Bernard , Didier »

Quand nous avons cessé d'assurer notre participation commune aux séances de philosophie organisées par l'UICG et l'UIAD, nous avions décidé, Didier et moi, de poursuivre notre travail commun, en essayant de préciser en quoi consistait notre conception de la philosophie: qu'elle était moins un savoir, qu'un savoir-faire. Nous avions entamé ce travail, interrompu par le décès de Didier. J'ai décidé alors de poursuivre la réalisation de ce projet commun. Aujourd'hui, le résultat en est ce texte qui ne prétend pas être complet sur le sujet et que votre propre réflexion – il ne vise rien d'autre qu'éventuellement la susciter et pour cela est envoyé à plusieurs personnes - peut enrichir et parfaire. Si vous souhaitez m'en faire part , vous pouvez me la communiquer par écrit ou par mail...Je vous répondrai cette fois personnellement.
Bernard Journault, 16 rue des déportés, 38100 GRENOBLE.
Adresse mail : bgjourn@wanadoo.fr
Dans votre réponse, indiquez moi si vous acceptez qu'elle paraisse publiquement, soit dans un fichier envoyé par mail, soit même intégrée à un opuscule imprimé.

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Le savoir-faire philosophique

Préliminaires: quelques livres


1) Deleuze : Qu'est-ce que la philosophie?

Format: Broché
Ce livre est absolument immense -car comment sortir de ce problème là (qu'est-ce que la philosophie?) sans dire dire ou penser que la philosophie est réductible au simple travail de la pensée (Confucius était-il philosophe ?) ou, pire, de la communication (Beigbeider et Ardisson ne se disent-ils pas "concepteurs", à la télévision ou dans la publicité?)? Deleuze et Guattari quant à eux limitent et délimitent le champ de leur analyse et en arrive à cette définition d'une simplicité et d'une beauté proprement effarante: que la philosophie est la fabrication de concepts. Ainsi, la philosophie n'est ni découverte (aller derrière l'apparence, vers les Idées) ni simple opinion (le concept n'existe que par rapport à un problème, qu'il s'agira de résoudre: par exemple celui de la démocratie grecque -qui choisir parmi les prétendants?). La philosophie est un métier, et le philosophe rabote ses concepts comme l'artisan sa table, le mathématicien ses fonctions, l'artiste ses affects... C'est que l'exercice de la philosophie est d'abord un exercice d'humilité, qui nous ferait voir (ce n'est déjà pas si mal!) la beauté et la gaieté du monde : le concept comme bloc d'espace-temps, fenêtre ouverte sur le monde...
Tout ça pour dire que, comme tous les livres de Deleuze, "Qu'est-ce que la philosophie ?" est un grand livre comique.
La philosophie n'est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l'activité qui crée les concepts. Comment se distingue-t-elle de ses rivales, qui prétendent nous fournir en concepts (comme le marketing aujourd'hui) ?
La philosophie doit nous dire quelle est la nature créative du concept, et quels en sont les concomitants : la pure immanence, le plan d'immanence, et les personnages conceptuels. Par là, la philosophie se distingue de la science et de la logique. Celles-ci n'opèrent pas par concepts, mais par fonctions, sur un plan de référence et avec des observateurs partiels. L'art opère par percepts et affects, sur un plan de composition avec des figures esthétiques. La philosophie n'est pas interdisciplinaire, elle est elle-même une discipline entière qui entre en résonance avec la science et avec l'art, comme ceux-ci avec elle : trouver le concept d'une fonction, etc. C'est que les trois plans sont les trois manières dont le cerveau recoupe le chaos, et l'affronte. Ce sont les Chaoïdes. La pensée ne se constitue que dans ce rapport où elle risque toujours de sombrer.


2) André COMTE-SPONVILLE: Présentation de la philosophie

Philosopher, c'est penser par soi-même, chercher la liberté et le bonheur, dans la vérité. Mais nul n'y parvient sans l'aide de la pensée des autres, sans ces grands philosophes qui depuis l'Antiquité ont voulu éclairer les grandes questions de la vie humaine. Pour nous aider dans nos premiers pas, André Comte-Sponville nous propose ici l'approche de douze thèmes éternels, tels que la politique et la morale, l'amour et la mort, la connaissance et la sagesse... Se référant aux grands courants philosophiques dans leur diversité, leurs convergences ou leurs contradictions, il nous invite à continuer ensuite l'exploration par nous-mêmes, en nous proposant un guide détaillé des œuvres et des auteurs essentiels de la philosophie occidentale. Donner l'envie à chacun d'aller y voir de plus près, l'aider à y trouver à la fois du plaisir et des lumières telle est l'ambition de cet essai, œuvre d'un spécialiste qui n'a pas oublié l'appel de Diderot : "Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire !"

      1. Jeanne HERSCH: L'étonnement philosophique

L'étonnement est cette capacité qu'il y a à s'interroger sur une évidence aveuglante, c'est-à-dire qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat. La première des évidences est qu'il y a de l'être, qu'il existe matière et monde. De cette question apparemment toute simple est née voilà des siècles en Grèce un type de réflexion qui depuis lors n'a cessé de relancer la pensée : la philosophie.
L'histoire de cet étonnement, toujours repris, sans cesse à vif, continûment reformulé, Jeanne Hersch nous la raconte à partir de quelques philosophes occidentaux : les présocratiques, Socrate, Platon, Aristote, les épicuriens, les stoïciens, saint Augustin, Thomas d'Aquin, Descartes, Spinoza, Leibniz, Locke, Kant, Hegel, Comte, Marx, Freud, Bergson, Kierkegaard, Nietzsche, Husserl, Heidegger, Jaspers. Aussi cette histoire de la philosophie nous dit-elle, en réalité, comment la philosophie fut en tout temps,
actuelle.

Ce sont des préliminaires, parce qu'à mon sens, ces textes ne peuvent répondre précisément à la question:
qu'est-ce qui caractérise la philosophie?

Une création de concepts?

A supposer que la philosophie puisse créer des concepts - je dirai le contraire plus tard: des concepts à propos de quel objet? - est-elle la seule à le faire? Quelle est cette opposition, selon Deleuze, entre concepts ( la philosophie ) et fonctions ( la science) et percepts (l'art) ? Trouver les concepts correspondants aux fonctions et aux percepts ? D'accord, mais comment fait-on ?

Penser par soi-même?

L'expression suppose que le «soi-même» soit une réalité bien définie; Qu'est-ce que le soi? et dans ce cas, est-ce une recommandation qui ne s'adresse qu'à la philosophie? Si l'on voit bien ce que l'expression veut dire, elle ne peut pas s'appliquer seulement à la philosophie et ne peut donc la caractériser. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que l'on puisse penser par soi-même et il me paraît en l'occurence plus important de déterminer d'où l'on pense.

S'étonner?

Là encore l'étonnement est certainement une attitude nécessaire à la philosophie, mais n'y a-t-il que le philosophe qui s'étonne, ou cette attitude est-elle commune au départ de toute réflexion? Et toute réflexion est-elle philosophique?

Nous ne pouvons donc pas, à l'aide de ces trois textes, répondre à la question qui nous préoccupe: Que fait la philosophie?
Retour alors à SOCRATE

ou à la PHILOSOPHIE comme SAVOIR-FAIRE

[de nombreux passages de ce qui va suivre sont tirés de l'article: «Socrate et les mythes»

… ils sont écrits de cette couleur]

mes propos sont en noir


[Socrate n'est pas le fondateur de la philosophie comme on le prétend parfois. Avant lui et comme le nom l'indique, il y eut les présocratiques. Certains sont très connus comme Pythagore, Thalès, Empédocle, Parménide et Héraclite d'Ephèse. Mais Socrate est le fondateur du logos (du discours), c'est à dire d'une pensée rationnelle, cohérente, qui se libère progressivement du mythe. Il se méfiait de l'écriture et son enseignement fut donc exclusivement oral. Tout ce que nous savons de lui nous vient donc des témoignages des autres, le plus important étant celui de son élève, Platon....]

Socrate par contre est considéré comme l'initiateur de la philosophie. Pourquoi? A l'époque de Socrate, les discours expliquant le monde sont principalement les mythes, récits que les sophistes de l'époque déjà critiquaient car leur contenu ne correspondait pas à ce ce que les grecs pouvaient observer à partir de leurs pérégrinations. La terre ne pouvait pas être plate, la voute céleste ne pouvait pas être fixe...Socrate fut d'abord l'un d'eux...avant de s'éloigner d'eux en les interrogeant sur ce qu'ils pouvaient dire.

Leurs propos étaient-ils fiables? Comment pouvaient-ils les justifier? L'observation empirique et l'argumentation rationnelle prenait alors peu à peu droit de cité. Socrate, lui, ne prétendait pas avoir une autre vision du monde à opposer à toutes celles qu'on lui présentait.

[...Mais il les interrogeait toutes. Il fit de cette attitude sa méthode. Socrate interroge l'artisan, le général, le politicien, le prêtre même et il leur prouve qu'ils sont incapables de définir l'objet de leur savoir.. Ainsi, Socrate se range parmi les sophistes, en limitant ses recherches au seul sujet que nous puissions connaître, à savoir l'homme... Voilà le sens du " Connais-toi toi-même ! "…]



Le savoir nécessaire au savoir-faire philosophique est déjà lui-même un savoir-faire,  «  un savoir-interroger ».


La philosophie venait ainsi de naître, non comme une manière particulière et nouvelle de Socrate de produire un savoir, mais comme son savoir-faire « son savoir-interroger »


[...Socrate n'a laissé aucun écrit. On nous rapporte ses paroles mais que valent ces témoignages ? Selon Diogène Laërce, Socrate entendant Platon lire son Lysis se serait écrié " Comme ce jeune homme me fait dire des choses qui ne sont pas de moi ! "... ]
[...Si l'on se fie à un passage du Phédon, Socrate aurait renoncé à la philosophie naturelle des physiciens, en constatant qu'après avoir rattaché l'organisation du cosmos à une intelligence, Anaxagore se bornait ensuite à un mécanisme qui rendait inutile la Providence. Autrement dit, Anaxagore introduit un Dieu qui ne sert à rien pour expliquer le monde...]
[...Socrate s'aperçoit que Dieu est objet de foi et non de science...]
[...Socrate se réclame de la raison et d'une raison universelle. Mais dès lors il faut fonder métaphysiquement la raison pour être assuré de son universalité. Or le fondement ne saurait être Dieu puisque Dieu se dérobe à notre Science et qu'il possède seul le privilège de connaître les Idées ou Formes absolues. Pourtant, Socrate a besoin que nos idées soient vraies. Le substitut de la preuve métaphysique lui est fourni par une expérience et par une analogie.
  • L'expérience est celle du démon : sorte d'ange gardien, de dieu intérieur (par opposition aux dieux objectivés de la mythologie) dont les ordres, soit positifs, soit négatifs (arrête-toi, marche etc.), sont des exemples, pour l'individu particulier d'une Providence au-dessus de nos raisonnements. Il est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu. Il est lumineux, inspirateur. Le démon assume dans l'expérience vécue le rôle, chez Platon, du mythe dans l'expérience pensée.
  • La croyance au Bien absolu par delà les biens relatifs, étayée par la théorie de la définition, entraîne la croyance[...]en la validité universelle de nos concepts. Somme toute, en dégageant la cohérence des paroles de Socrate, telles qu'elles nous sont parvenues, il semble que chez lui la raison pratique fonde la raison théorique. Mais tout cela reste implicite.
Socrate dialogue. Peut-être créa-t-il la dialectique c'est-à-dire le dialogue, la parole alternée.[...]
[...La dialectique socratique brise les longs discours. Elle procède par courtes réponses et ne vise pas à l'ingéniosité mais à la rigueur rationnelle. Elle s'adresse à l'intellect et non à la recherche affective. Elle a pour but de convaincre et non de persuader.
Comment s'y prend Socrate ? Il commence par ironiser. " Je ne sais pas mais toi tu sais ". L'ironie au sens primitif du terme désigne en effet l'action d'interroger en feignant l'ignorance. Son ironie est à la fois sérieuse et moqueuse :
  • sérieuse, car Socrate sait effectivement qu'il ne sait rien puisqu'il a renoncé aux prétentions du dogmatisme ;

  • moqueuse, car la dialectique se prépare à démontrer à l'autre (et devant les autres) qu'en réalité il ignore ce qu'il se flatte de savoir. Le dialecticien laisse à son antagoniste le soin de faire la preuve qu'il n'est pas un idiot.
Il s'agit d'accoucher un esprit. C'est ce qu'on appelle la maïeutique. Quelle est cette vérité dont doit accoucher cet esprit ? La définition d'un genre et non pas l'idée absolue qui n'est accessible qu'à Dieu. On accède à la définition d'un genre en remontant par induction du particulier à l'universel. Le juste, ce n'est pas cette bonne action ou cette autre, c'est le juste déterminé dans son essence.
Pour la déterminer, le dialecticien part de ce que l'on dit, des opinions dont la parlerie quotidienne maintient les généralisations hâtives et les préjugés. Les opinions données, il les réfute en conduisant l'antagoniste à reconnaître qu'elles ne sont pas applicables à tous les cas de la même espèce (l'observation) et qu'elles renferment des contradictions ( argumentation rationnelle) . On ne sait pas encore ce qu'est le vrai qu'on voit déjà apparaître le faux. La conscience de l'anormal implique celle du normal, l'aveu de l'ignorance libère la possibilité d'un savoir.
Bref, le particulier perçu renvoie, dès qu'on y réfléchit, à un universel conçu. De l'énonciation incomplète, confuse, fautive, du bavardage quotidien, la chaîne des raisons forgée par le travail du dialecticien et du protagoniste remonte à l'énonciation claire et véritable de l'essence...
Le grand mérite de Socrate serait d'avoir établi que, par un travail en commun sur le discours commun, on peut parvenir à un discours juste.
Tandis que le sophiste, maître des discours persuasifs en langage commun, parle devant les autres mais non avec les autres, le dialecticien renonce au monologue d'apparat pour convaincre par le dialogue.
La définition juste sera, comme en géométrie, le principe de la déduction juste. Cette définition est un concept fondamental. Le concept socratique s'en tient à la constatation de ce que l'on découvre dans tout esprit humain par une interrogation bien conduite : c'est dans le discours même qu'est ce lieu de la vérité...]


Revenons à nous-mêmes... !
Philosophie et savoir faire

Quand nous disons que la philosophie n'est pas un savoir, mais un savoir faire, que disons nous exactement ? En quoi consiste ce savoir faire?


«Au sens moderne et pour une bonne partie des philosophes contemporains, la philosophie n’est pas un savoir, ni un ensemble de connaissances, mais une démarche de réflexion sur les savoirs disponibles. Ancrée dès ses origines dans le dialogue et le débat d'idées, elle peut se concevoir comme une activité d'analyse, de définition, de création ou de méditation sur des concepts.

À la différence des sciences naturelles, des sciences formelles et des sciences humaines, auxquelles elle est intimement liée par son histoire, la philosophie ne se donne pas un objet d'étude particulier et unique. On trouve toutefois au sein de la philosophie des domaines d'étude distincts se présentant chacun comme détenant un savoir; tels la logique, l’éthique, la métaphysique, la philosophie politique et la théorie de la connaissance (appelée aussi épistémologie). Au cours de l’histoire, d’autres disciplines se sont jointes à ces branches fondamentales de la philosophie, comme l’esthétique, la philosophie du droit, la philosophie de l'esprit, la philosophie des sciences, ou la philosophie du langage
(tiré de « qu'est-ce que la philosophie» de vikipedia)


Socrate disait: «je sais que je ne sais rien.» sur tel ou tel aspect du monde.
Par contre il interrogeait ceux qui pensaient la-dessus posséder un savoir:

C'était alors, de sa part, non l'expression d'un savoir, mais un savoir-faire.

Il mettait en rapport ce que son interlocuteur lui disait avec les propos d'autres athéniens, ou avec les attitudes des uns ou des autres.
Par là, il contribuait à déstabiliser les certitudes admises, et encourageait ses interlocuteurs à s'interroger sur le bien-fondé de leurs affirmations: pour les athéniens, c'était là corrompre la jeunesse - les inviter à interroger, donc à ne pas prendre pour quelque chose qui allait de soi ce qui faisait alors autorité

( les idées du moment - les mythes - mais aussi les personnes et le fonctionnement social )

et c'est pour cela qu'ils ont condamné Socrate à boire la cigüe, non pour des théories particulières que Socrate aurait alors développées.
Pour que la philosophie soit une création de concepts, il faudrait qu'elle ait un objet d'étude propre à propos duquel elle produirait alors un savoir, «un problème à résoudre» comme le dit Deleuze; Or, en dehors des objets des discours métaphysiques ( l'âme, Dieu, le sens de la vie, etc...ce qu'on appelle les grandes questions philosophiques ) , quel peut être l'objet propre de la philosophie?

L'être en tant qu'être, contenu dans l'ontologie?

Mais dès que je parle de l'être, je le qualifie et le transforme ainsi en un « étant », un élément particulier du monde qui m'entoure.

Il peut à son tour devenir l'objet d'un discours de type scientifique. celui-ci peut alors aboutir sur cet « étant » à un savoir et devenir ainsi un nouveau discours parmi d'autres, avec des mots exprimant des concepts.

Mais la philosophie ne répond pas ainsi aux questions des hommes;
Elle interroge par contre les nombreuses réponses qui leurs sont apportées, souvent par les religions, d'autres fois par des « penseurs », des idéologues, et de façons diverses.
Dans certains discours le monde a un sens; pour d'autres il est absurde. Tantôt il est toujours en mouvement (Héraclite), tantôt il demeure toujours le même, même si le mouvement cyclique peut donner l'impression qu'il change ( Parménide).

Où est alors le prétendu savoir sur le monde? Qu'est-ce qui est vrai? Ou l'homme est-il la mesure de toutes choses comme le prétendait Protagoras?

Tout cela ne fait pas de la philosophie un savoir-faire spécifique.

Le seul objet spécifique de la philosophie, ce sont ces divers discours que l'homme a produits, y compris les discours métaphysiques, ontologiques, ou religieux, et tous ceux se présentant comme philosophiques et apportant des réponses aux multiples interrogations des hommes.
Elle est ainsi, dans une première approche, une réflexion sur tous les savoirs disponibles, selon une expression de Comte-Sponville, une réflexion sur tous les discours existants se présentant comme porteurs d'un savoir sur tel ou tel aspect du monde, dirais-je plus précisément;

Mais cette réflexion ne consiste pas pour la philosophie à étudier les discours comme on étudierait un « étant » particulier, afin de développer sur lui un savoir.

La philosophie n'est pas la linguistique; elle n'est pas la science des discours, mais une réflexion sur eux, y compris sur la linguistique.

A ce titre une certaine ambiguité peut aussi résider dans ce qu'on appelle la philosophie analytique.

Le savoir faire philosophique portant sur les discours consiste à les mettre en rapport les uns avec les autres, afin de déterminer éventuellement entre deux, et entre eux et le vécu qu'à un certain moment les hommes ont des « étants » dont les discours parlent, des correspondances, ou des incompatibilités.

L'étonnement alors surgit et demande une réaction...
Les unes comme les autres peuvent ainsi disparaître, laissant place éventuellement à un nouveau discours, initié alors par la philosophie elle-même, et parfois développé par elle. Dans une activité qui n'est pas proprement philosophique, mais que le philosophe assume le temps que cette activité s'autonomise dans un nouveau discours ( exemple: A incompatible avec non-A; mais en B, A et non-A peuvent devenir deux discours compatibles .)


Ainsi la philosophie a été historiquement à l'origine de nombreux discours de type scientifique qui peu à peu se sont autonomisés pour se développer en dehors de toute démarche ou prétention philosophique.

Ce qui fait dire à certains que l'autonomisation de tous ces discours finit par enlever à la philosophie toute réalité, celle-ci n'ayant plus d'objet propre sur lequel elle pourrait développer un discours.

Au contraire cela rend à la philosophie sa véritable fonction, qui n'est pas d'étudier tel ou tel « étant », tel ou tel aspect du monde, et d'élaborer sur lui un nouveau discours, mais de mettre en rapport les divers discours prétendant posséder sur l'un ou sur l'autre de ces « étant » un savoir.

La philosophie retrouve ainsi sa véritable fonction.

Que fait-elle alors?

J'existe au sein d'un environnement particulier et d'une réalité sociale spécifique, et si je veux comprendre comment j'évolue au sein de tout cela il me faut d'abord considérer que j'en ai trois approches qui fonctionnent ensemble mais selon un ordre varié:

Il y a d'abord la façon dont je ressens cette réalité, la façon dont je l'éprouve et l'envisage pour le futur; il y a aussi la façon dont je la nomme; et encore la façon dont je l'analyse et la pense.

Ces trois approches, dont le contenu est toujours socialement conditionné fonctionnent en même temps, mais peuvent ne pas être clairement posées;

C'est le fait d'un savoir faire philosophique de précisément les poser comme incontournables:

Exemple: mon voisin est un étranger; je le ressens étrangement: j'en ai peur; je pourrais dire que je m'en méfie, que je le crains, qu'il m'inquiète, mais je dis que j'en ai peur; pourquoi ce terme sinon en fonction de l'analyse reçue, admise communément à propos des étrangers.

Que vais-je faire? L'éviter? Tenter de dépasser ma peur et entrer en contact avec lui? Retour sur le rapport direct au réel?

Ici je passe du vécu au nommé, du nommé au pensé, du pensé au vécu.

Mais cet ordre peut être différent; l'essentiel est de comprendre que à un endroit et à un moment donné, dans un contexte social donné, je ne peux pas ressentir n'importe comment, je ne peux pas nommer ce ressenti n'importe comment, ni l'analyser n'importe comment.

Quand je suis en train de lire un document qui se présente comme exprimant un savoir, son contenu est consécutif à un travail d'observation, puis d'analyse, lui même consécutif ainsi à un vécu initial et un vécu terminal: que vais-je, que puis-je faire de ce savoir?

Exemple plus parlant encore: la neige . Je ne sais combien de termes existent chez les innuits pour désigner l'objet de ce vécu qui pour moi est simplement de la neige; la sociologie ou l'ethnologie vont me le dire au terme d'un travail d'analyse qui leur confèrera sans doute à ce sujet un savoir;

La philosophie ne fait pas ce travail;

par contre son exercice critique portera sur le caractère universel ou relatif du vécu initial comme de celui de l'analyse qui en est faite.

D'où vient ton savoir? Ce qui est critiqué n'est pas le savoir lui-même mais la possibilité ou non d'en rendre compte.

Qu'est-ce qui fait que ce que tu dis, ou écris, est un savoir?

«La philosophie ainsi accompagne les savoirs et les renouvelle en les questionnant» nous dit Ménissier.

Travail sur les concepts en comparant les divers prétendus savoirs, et en mettant à jour les possibles incompatibilités entre certains discours ou écrits se présentant comme porteurs d'un savoir.

Eventuelle incompatibilité qui peut aboutir, comme on l'a vu plus haut, à la non prise en considération de l'un de ces discours, ou à la recherche dans un nouveau discours d'un point de vue possible par rapport auquel l'incompatibilité disparaît.

Le savoir faire philosophique, alors, est à l'origine d'une nouvelle démarche de connaissance, mais celle-ci n'est pas elle-même philosophique.

«En d’autres termes, .., ce qu’elle fait apparaître de nouveau provient – assez paradoxalement – du fait qu’elle accompagne des savoirs ou des pratiques, et les renouvelle en les questionnant. L'ego des philosophes dû-t-il en souffrir, il faut reconnaître que jamais la philosophie n’est aussi pertinente que lorsqu’on la conçoit comme un discours d’accompagnement des pratiques et des sciences qui ne sont pas elles. Et en tant que telle, elle rend un inestimable service à ces dernières Sans doute alors pourrait-on la définir comme…le plus essentiel et le plus irremplaçable des savoirs d’accompagnement?"
   Ménissier
Je dirais, : «le plus irremplaçable, non des savoirs, mais des discours prétendant exprimer un savoir sur tel ou tel aspect du monde."
Bernard, décembre 2017

mardi 20 octobre 2015

La pensée complexe

La penséecomplexe.
 cet article reprend un échange par mail entre un interlocuteur, désigné ici par X pour sauvegarder son anonymat ( ses remarques seront en noir) et moi-même ( mes remarques seront en italiques rouges)

> bonjour,
  • > j'avoue ne pas souscrire à cet intérêt que tu manifestes pour ce que tu appelles la pensée complexe. Ce qui pour moi est important n'est pas que ma pensée soit complexe, mais que je puisse penser la complexité de la réalité. Ces deux propositions sont loin pour moi d'être équivalentes. Le sont-elles pour toi? Si ma pensée est soi-disant complexe, cela veut-il dire qu'elle pense la complexité du réel? Si oui, cela revient à supposer qu'entre la structure de ma pensée et celle du réel il y a correspondance. D'où tenons nous cela? D'ici peu je finirai par dire que le réel et la représentation que j'en ai dans le cadre d'une pensée complexe sont semblables; puis en fin de compte que ce que j'appelle le réel est la représentattrion que j'en ai...Ce que j'appelle le réel n'est rien d'autre que ma représentation. Bientôt je finirai par me prendre pour Dieu...A défaut je me vivrai comme un individu auteur de ses représentations et de sa propre pensée... L'hyperindividualisme contemporain trouve ici la justification idéologique de ses fabtasmes.

> A débattre, en essayant de penser...
> Bernard

.Bonsoir Bernard 
> 
> Je comprends ton questionnement mais ne sait pas y répondre directement et en tout cas pas aussi bien que P Fleurance dans le document que je t'ai joint (lien). 
> 
> Sache seulement que cette culture particulière m'a nourrie ainsi que ma propre démarche militante et qu'elle a fait ce que je suis devenu aujourd'hui. Pour être honnête, je dois y ajouter mes pratiques de l'informatique et du numérique, de l'alpinisme et ma pratique de la culture bouddhiste. Le tout s'est hybridé en ce que je nomme aujourd'hui ma pratique "managitude" ou méthode "simplexe". Je sais d'expérience que le chemin pour avancer dans ce champ est long et difficile. Encore faut-il en avoir l'appétit ? Est-ce indispensable pour vivre, je ne pense pas. Est-ce que cette culture participe à la biodiversité du vivant sur le plan culturel ? J'en témoigne régulièrement.  C'est ce qui condense ou synthétise au mieux mon chemin de vie. 
> 
> Je ne peux en débattre dans le cadre de ta rationalité ni dans une perspective soi disant objective. Tes commentaires à mes témoignages ce mercredi l'ont prouvé. Nous ne nous comprenons pas. En avons nous le désir  et l'énergie ?
> 
> A quoi sert de débattre et surtout comment débattre avec pertinence, activité si dispendieuse d'énergie  ? C'est une question de grande actualité aujourd'hui, pour moi en tout cas.
> 
>X

Le 18/10/2015 15:22, Bernard JOURNAULT a écrit :
Merci pour tes remarques. J'ai lu le texte de Fleurance et j'y souscrirais volontiers pour la plupart de ses remarques; mais elle aussi pratique ce tour de passe passe théorique qui semble n'avoir pour elle comme pour toi aucune importance, et qui me parait au contraire lourd de présupposés non dits : on utilise le terme complexe comme qualificatif du monde, ce qui me va bien, comme aussi un qualificatif de ma pensée ( la "pensée complexe"), ce qui sous-entend que la structure de ma pensée est conforme à la structure du réel. Et c'est cela qui paradoxalement nous renvoie à l'épistémologie classique selon laquelle, puisque le monde obéissait à une structure logique (""la mathématique est l'alphabet dans lequel Dieu a écrit l'univers" (Galilée) ou encore du même Galilée :" le livre de la nature est écrit en langage mathématique", la rationalité logique des mathématiques est le modèle d'une pensée juste. On a changé de paradigme, le complexe remplace le logique, mais on prend pour argent comptant que la structure de ma pensée soit en harmonie avec la structure du réel,; pour Descartes cela est une nécessité, sinon Dieu qui est l'auteur du monde et de ma pensée ne serait plus qu'un malin génie cherchant à me tromper, ce qu'il ne saurait être. Nous faut-il adopter ce point de vue ou au contraire admettre qu'entre le contenu de ma pensée et le réel l"inadéquation inéluctable doit être corrigée, non par une pensée,fut-elle soi-disant complexe, mais par une pratique d'expérimentation. Le réel est complexe, oui; une pensée complexe, je ne vois pas ce que cela veut dire.
à plus, 
Bernard.
  
Bonsoir Bernard,

Je vois que tu as bien analysé cette difficulté. Je pense qu'il y a une grande différence entre les tenants de l'approche scientifique et les tenants de l'approche complexe.  Tu fais référence au Dieu de Descartes ou d'autres.

Pour moi, Dieu existe, il fait partie de la langue française. Pour moi la nature de Dieu qui caractérise ce concept est l’immanence, c'est à dire le réel dont je ne peux pas parler sans le déformer en une réalité : réalité mathématique réalité scientifique ou encore réalité complexe pour moi. La "pensée complexe" est l'un des regards que porte l'humain sur le réel pour en décrire une réalité la sienne.

Ce qui diffère en la posture "scientifique" et la posture "complexe" :
la posture scientifique donne son explication de ce qui est : exemple l'esprit et le pensée surgissent du cerveau biologique - on ne peut séparer matière et esprit. 

la posture complexe diffère dans le sens ou l'on ne peux séparer penser et agir. Quand on pense le monde dans sa complexité, l'observateur faisant partie de l'observation cela transforme le monde : l'observateur et son action sur le réel à travers le regard complexe qui lui porte.   Toutes les façons de penser le réel sont anthropocentrées et limitées au capacités intellectuelles des personnes.

l'humain est incapable de représenter le réel et de le partager  avec aucune autre espèces du vivant. D'où l'absence d'objectivité radicale.

Chaque langue est un acteur majeur de la violence de la parole et de l'incompréhension qui en résulte. Mais sans la langue je ne peux pas communiquer.
     
Voila ce que je peux en dire             
a plus
X







jeudi 16 avril 2015

L'ALTERITE

               C'est le thème sur lequel nous réfléchirons cette année, dans le cadre de nos séances à l'U.I.A.D, l'U.P.T. et l'U.I.C.G. 
                              
           Problématique d’ensemble :
        Nous commencerons par essayer de préciser le sens exact de ce concept d’altérité, dans ses rapports avec ceux d’identité, de différence, de similitude, d’individualité, de sujet…
            Est-ce un concept universel, en usage sous toutes les latitudes et à toutes les époques, ou est-il connoté culturellement ? Comment ?
            L’altérité (l’autre) dans ses rapports avec moi-même ; ma propre altérité ; le rôle de l’autre dans la formation de ma personnalité ; mes diverses attitudes par rapport à l’autre : attitudes négatives, mais aussi attitudes positives, réelles ou fantasmées…
            L’altérité du point de vue de sa reconnaissance et de son organisation sociale ; les divers modes de cette reconnaissance…
Enfin, la diversité culturelle au temps de la mondialisation…
          

mardi 14 avril 2015

LE TRAVAIL

Cet article reproduira d'une part les réflexions personnelles qui ont participé avec celles de Didier Myard à la préparation des séances de philosophie que nous assurons ensemble à l'Université Inter Ages du Grésivaudan de Grenoble et à l'Université Inter Communale du Grésivaudan ( St Ismier) et que j'assure seul à L'Université Pour tous de VOIRON et à l'U.I.A.D de St Marcellin, d'autre part les documents écrits qu'à cette occasion nous fournissons et qui servent de canevas à nos interventions. Celles ci, par contre, ne sont  jamais écrites; un étudiant enregistre sur internet celle que nous assurons à Grenoble. Elle peut donc être consultée et éventuellement être enregistrée à partir du site : http://jeanclaude.chene.free.fr/Philosophie/.
Ce thème du Travail est en effet celui sur lequel nous avons travaillé tout au long de l'année au cours de ces séances. Cet article suivra un peu le tempo des séances assurées à Grenoble ( 14 séances).
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1ère séance: il s'agit d'amorcer le thème avec des éléments bibliographiques et l'organigramme de l'année, ainsi que d'un questionnaire destiné à faire réfléchir les participants sur leur manière spontanée d'envisager le thème retenu.

Philo-UIAD du 1/10/14 - Mrs. Journault et Myard :

                               « LE TRAVAIL ? » - INTRO 2014/2015
          http://jeanclaude.chene.free.fr/Philosophie/                         
    BIBLIOGRAPHIE :
* « Les tribulations d’une caissière »-Anna Sam, Stock 2008
* « Le principe de Peter »-Laurence J.Peter et Raymond Hull, poche 2011
« Le musée national »-Cécile Guibert, Gallimard 2000
« Le travail », textes choisis et présentés-Joël JUNG, Col. Garnier/Flammarion N°3025
« Le travail »-Dominique MEDA, P.U.F.2004, Que sais-je ? N° 2614
« Travail salarié et capital »-Marx, 1847                                     
« Le travail, une valeur en voie de disparition »-D.MEDA, Flamm.col.champs 1995                                                                        
* « Le travail, la révolution nécessaire »-D. MEDA éd. l’aube 2008
* « Le travail au Moyen-âge »-Robert FOSSIER, 2012, Poche pluriel
* «  Travailler deux heures par jour »-ADRET, Points actuels -Poche – 1 février 1979


 Contenu des trois trimestres à venir:

1er octobre 2014 : Présentation, débat avec questionnaire…
15 octobre 2014 : Les critères du travail ?
12 novembre 2014 : Travail libérateur ?
26 novembre 2014 : Travail aliénant ?
10 décembre 2014 : Travail et emploi ?
07 janvier 2015 : Histoire du travail ?
21 janvier 2015 : Le travail, une donnée anthropologique ?
04 février 2015 : Le travail, source de  valeur ?
04 mars 2015 : Rendre « soutenable » le travail ? - 1
18 mars 2015 : Rendre « soutenable » le travail ? - 2
1er avril 2015 : Quelles perspectives ?-1
29 avril 2015 : Quelles perspectives ? -2
13 mai 2015 : Quelles perspectives ? -3
27 mai 2015 : Bilan et suite…


LE TRAVAIL:SON IMPORTANCE: Questions pour nous aider à alimenter notre débat du jour.
1)   Avez-vous le sentiment que les modalités de votre existence dépendent de la façon dont notre société considère et organise le travail ?
 Oui :
Non :
         Comment ? :
- Quels aspects de votre vie privée, ou publique, vous paraissent alors en  dépendre ?

2)   D’après vous, le travail futur des enfants est-il la préoccupation principale des parents ?
- Qu’avez-vous souhaité pour vos enfants, ou que souhaitez-vous maintenant pour vos petits-enfants, par ordre de préférence ?
# L’acquisition d’un métier
# L’acquisition d’une « culture générale »
# L’obtention d’un emploi :
                        * rémunérateur
                        * reconnu socialement positivement
                        * compatible avec une vie familiale « ordinaire »
 # La concrétisation de leur souhait
 # autres :…………………………………………………………………………………………… ?

3)   Vous-mêmes, avez-vous eu un travail qui vous a satisfait ? Ou auriez-vous aimé faire « autre chose » ?
- Qu’est-ce que vous avez trouvé de plus pénible dans votre travail ?
              - Au contraire, qu’attendiez-vous principalement de votre travail ?
                                   # Un revenu ?
                                   # Une possibilité d’expression de vous-mêmes ?
                                   # Une reconnaissance sociale ?
                                   # autres :……………………………………………………………………………………… ?
         - Ce dernier a-t-il été votre préoccupation principale ?
                              Oui :
                             Non :
                Pourquoi ? :
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2ème séance : Toute activité n'est pas considérée comme du travail. Quelles sont les caractères de l'activité qui en fait un travail? Celles ci dépendent-elles de l'activité elles même ou de la façon dont au sein d'une structure  sociale donnée cette activité est considérée et organisée.

Philo-UIAD du 15/10/14 - Mrs. Journault et Myard :

                                  « Les critères du travail » ? 
                                       
ACTIVITE = TRAVAIL?
                

Vitale  Utile Pénible
        ↓
Contrepartie 
(en nature ou en argent)
        
 Pas de critère absolu
   mais évolutif
                                      
Ce n’est pas la nature de l’activité
QUi en fait un travail,
Mais la façon dont elle est
    socialement organisée

   

« Je vais revenir sur les étapes du processus qui a eu pour conséquence que le travail est devenu central dans nos sociétés, qu’il est devenu un fait social total, et que l’absence de travail est devenue quelque chose d’absolument insupportable. Ma thèse, qui ne demande qu’à être discutée, c’est que le travail a trouvé son unité – c'est-à-dire la première fois qu’on a pu dire LE travail – au XVIIIème siècle, avec les philosophes économistes, et notamment Adam Smith. Smith ne part pas de la réalité du travail, mais il dit que le travail, c’est ce qui crée de la richesse. Tout se passe comme si le travail était quelque chose qui s’inventait de manière abstraite et instrumentale. Le travail ne trouverait son unité qu’à partir du moment où il créerait de la richesse. Smith continue toutefois à penser que le travail est une peine, un sacrifice. Tout comme les économistes aujourd’hui, qui continuent à penser que le travail est une « désutilité ». Il y aurait selon eux d’un côté le travail, et de l’autre le loisir.
            Au XIXème siècle, une révolution complète s’opère, et le travail devient l’essence de l’homme. L’idéalisme allemand, et plus particulièrement Hegel, va alors théoriser cette vision du travail. Ce qu’il dit, c’est que l’ « esprit », que l’on peut entendre comme étant l’homme, est dans le travail de sa propre transformation. Dès lors il envisage l’histoire du monde comme l’histoire de l’anéantissement de la nature par l’homme de manière que l’homme puisse mettre son image, sa trace, son empreinte partout. Il s’agit d’humaniser le monde. La tâche de l’homme, pour Hegel et Goethe, et selon une conception très prométhéenne, c’est d’anéantir le naturel pour mettre à la place du spirituel, de l’humain. Dès lors le ravail est à la fois ce qui transforme le monde, le fait à l’image de l’homme, ce qui me transforme moi-même. Chez Hegel, il y a encore une pluralité de manières de mettre le monde en valeur. Mais Marx, lui, va porter cette conception à son acmé. Pour lui, il n’y a plus que le travail. Le travail devient la seule activité humaine qui importe et qui définit l’homme. Le travail est la véritable activité humaine. Cette idée que le travail est l’essence de l’homme n’efface pas ce que j’ai appelé la « première couche de signification », celle qu’a apportée le XVIIIème. Les deux coexistent. Ma thèse, c’est qu’à la fin du XIXème une troisième couche de signification va encore venir s’ajouter aux deux autres : c’est le début de la société salariale ; le travail devient le support des droits et des protections, il devient le système de distribution des revenus, des droits et des protections.
            On se retrouve alors avec un concept de travail composé de différentes couches de signification qui sont largement contradictoires entre elles. Et je défie quiconque de parvenir à définir le travail de manière consensuelle. Car à la fois le travail est facteur de production, créateur de richesse pour la société et pour soi-même ; le travail c’est l’essence de l’homme, il s’y exprime, y fait oeuvre commune, y transforme le monde ; et le travail donne accès à la consommation, aux revenus, à la protection sociale, au droit du travail. Mais ces dimensions sont totalement contradictoires. En effet, dans un cas, lorsque le travail est facteur de production, le travailleur importe peu-ou pas ; ce qui compte c’est la production, la richesse concrète, et le travail n’est alors qu’un moyen pour l’atteindre. Alors que dans le second cas, lorsque le travail est l’essence de l’homme, alors la jouissance est dans l’acte, et le travail doit pouvoir être sa propre fin. Le travail n’est pas juste un moyen en vue d’autre chose (une grosse production) ; il est agréable et essentiel en lui-même parce qu’en travaillant, comme le dit Marx, je m’exprime, j’exprime ma singularité, je produis une image de moi, je la montre aux autres. Ce qui compte c’est la qualité de cette expression, de cette œuvre individuelle et collective, c’est la qualité de ma création - à nulle autre pareille. Aujourd’hui nous nous trouvons au milieu de ces contradictions, et l’on ne sait pas quelle est notre définition du travail, ni quel travail nous voulons vraiment. »

 Dominique MEDA : «Travail : la révolution nécessaire» - pages 49 à 52 ; éditions de « l’aube »-2011.

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3ème séance:

Philo-UIAD du 12/11/14 - Mrs. Journault et Myard :

                   « Travail libérateur ? »

L’homme, animal à l’état de nature
        → Besoins limités
=Déterminés génétiquement
                  +
 L’homme, capacité d’adaptation
  Emergence de besoins nouveaux
    = Déterminés socialement
                    
Le Travail : médiateur entre le « naturel » et le « spirituel »
  libération d’une réalité cachée :        l’humain
ou
Le Travail : participation individuelle à la production concrète d’un monde humain = expression de soi et réalisation de l’humanité.



« 190 - L’animal a un cercle limité de moyens et de modalités de satisfaction de ses besoins également limités. L’être humain démontre, dans cette dépendance même, sa capacité à la dépasser et son universalité, d’abord avec la multiplication des besoins et des moyens, et ensuite avec la dispersion et la différenciation du besoin concret en parties et côtés singuliers qui deviennent différents besoins particularisés et ainsi plus abstraits
            194 - Dès lors que, dans le besoin social, en tant que liaison des besoins immédiats ou naturels et du besoin spirituel de la représentation, c’est ce dernier, à savoir l’universel, qui se met en position dominante, il y a dans ce facteur social le côté de la libération. C’est ainsi que la stricte nécessité naturelle du besoin est cachée, et que l’être humain se rapporte à son opinion, et assurément à une opinion universelle, et à une nécessité seulement créée par lui-même, au lieu de ne se rapporter qu’à une contingence extérieure, à une contingence intérieure, à un arbitraire.
            La représentation selon laquelle l’être humain, en un prétendu état de nature où il n’aurait que de prétendus besoins naturels et simples, et n’userait pour les satisfaire que des moyens que lui procurerait immédiatement une nature contingente, vivrait en liberté eu égard à ces besoins, est, même sans considérer le facteur de libération qui se trouve dans le travail (dont on parlera plus loin), une opinion sans vérité, parce que le besoin naturel comme tel et sa satisfaction immédiate, ne seraient que l’état de la spiritualité enfouie dans la nature et par là l’état de la grossièreté et de la non liberté, et parce que la liberté se trouve seulement dans la réflexion du spirituel en lui-même, dans sa différenciation par rapport au naturel et dans sa réflexion sur celui-ci
            196 – La médiation qui permet de préparer et d’acquérir des moyens proportionnés aux besoins particularisés et des moyens eux-mêmes particularisés est le travail, qui, par les processus les plus divers, spécifie en vue de ces multiples fins le matériau livré par la nature d’une façon immédiate. Cette mise en forme donne maintenant au moyen la valeur et sa finalité, si bien que l’être humain se rapporte dans sa consommation surtout à des productions humaines et que ce sont de tels efforts qu’il utilise. »
                                                                                                             HEGEL : Principes de la philosophie du droit .



« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute…2) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3) J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4) J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de la vie, c’est à dire, de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »   Marx, Economie et philosophieŒuvres (tome II - p.33)

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4ème séance :

Philo-UIAD du26/11/14-Mrs.Journault et Myard :

                    « Travail  aliénant ? »
          http://jeanclaude.chene.free.fr/Philosophie/   
                      
Ma force de travail :
ce à quoi je suis réduit
   = une marchandise
Mon travail :
    l’objet produit
= ne dépend de moi
- ni dans sa détermination
- ni dans sa finalité
- ni dans son résultat ( exploitation)
Mon travail :
      l’activité
= n’est déterminée par moi  
- ni dans ses modalités
- ni dans sa quantité
             
Mon travail n’est pas mon travail
       = aliénant



 « La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre.
Mais la manifestation de la force de travail, le travail, est l'activité vitale propre à l'ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c'est cette activité vitale qu'il vend à un tiers pour s'assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n'est donc pour lui qu'un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même le travail n'est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C'est une marchandise qu'il a adjugée à un tiers. C'est pourquoi le produit de son activité n'est pas non plus le but de son activité. Ce qu'il produit pour lui-même, ce n'est pas la soie qu'il tisse, ce n'est pas l'or qu'il extrait du puits, ce n'est pas le palais qu'il bâtit. Ce qu'il produit pour lui-même, c'est le salaire, et la soie, l'or, le palais se réduisent pour lui à une quantité déterminée de moyens de subsistance, peut-être à un tricot de laine, à de la monnaie de billon et à un abri dans une cave. Et l'ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, l
a transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire, la vie commence pour lui où cesse cette activité, à table, à l'auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n'ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d'aller à table, à l'auberge, au lit. Si le ver à soie tissait pour subvenir à son existence de chenille, il serait un salarié achevé. »
Karl Marx - Travail salarié et Capital, éd. Sociales.


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5ème séance :

Philo-UIAD du 10/12/14-Mrs.Journault et Myard :


                           « travail ou emploi ? »

 Le travail – création
    (avec expression de soi)
                           
Participation à l’effort collectif 
     (sentiment d’utilité)                                                                                             Participation 
        à la richesse sociale
                   (source de revenu)
                  Loisirs         vie familiale et privée
                  ↑
Hiérarchie–employeur
                  ↓
        l’emploi – fabrication     
   (sans expression de soi)      
              ↓              
           Salariés                  
                ↑             
                      CHÔMAGE
                                               


 « Marx a reconnu la valeur du travail ; le travail est d’une certaine manière la seule valeur, la liberté créatrice, l’essence de l’homme, mais il est cela « en soi », comme disent les philosophes. Marx pense qu’ « en soi » le travail est pure puissance d’expression et doit permettre  aux hommes d’exprimer pleinement leur singularité et leur appartenance à la société ; mais il sait aussi que pour en arriver là il faudra désaliéner le travail. N’oublions pas la principale critique de Marx : le travail actuel est aliéné, et c’est seulement lorsqu’il sera désaliéné, libéré, qu’il pourra devenir premier besoin vital, que nous pourrons enfin produire comme des êtres humains. Et, pour obtenir ce résultat - Marx est très clair - , il nous faut une vraie révolution, il nous faut abolir le salariat.
            Or le problème, c’est que, loin d’abolir le salariat, la fin du XIXème voit, avec le développement de l’Etat-providence et la mise en place des institutions de la société salariale, la promotion et la stabilisation massive du salariat. Paradoxe, c’est sur le lien salarial que s’installent les protections ; le droit du travail, la protection sociale. D’où la question qui parcourt tout le livre que j’ai consacré au travail en 1995 et qui m’a valu tant de problèmes sans que malheureusement, le débat se concentre sur cette question essentielle : pouvons-nous vraiment penser aujourd’hui que le travail est libéré ? Qu’’il permet aux êtres humains de s’exprimer et de se réaliser alors que les conditions mises à sa libération, et notamment l’abolition du salariat ne sont en aucune manière advenues ? Au contraire, celui-ci, loin de disparaître, s’est développé intensément et est devenu[…] l’objectif des  mouvements syndicaux et sociaux : le salariat apparaît aujourd’hui comme ce qu’il y a de plus désirable. Mais le salariat, le fait que dans le secteur privé la caractéristique du travail soit la subordination, le fait que dans la société capitaliste le travail exercé en entreprise soit d’abord soumis à la logique de productivité et de rentabilité, tout cela n’est-il pas contradictoire avec l’idéal d’une travail  œuvre individuelle et collective ?[...]
Autrement dit, ou bien on accepte ce statut du travail, subordonné mais relativement protégé, tout en reconnaissant que, si l’on veut que ça tienne, il va falloir avoir toujours plus de croissance, de revenus, de protections ( pour que le jeu en vaille la chandelle, en quelque sorte) : les salariés trouvent dans la consommation une sorte de compensation au fait que le travail reste fondamentalement aliéné en régime capitaliste. Ou alors, il s’agit de mettre le réel en conformité avec nos attentes et nos croyances : il nous faut donc mettre en place les conditions de la libération du travail. Y sommes-nous prêts ? Le souhaitons-nous ? Quelles modalités une telle révolution devrait-elle recouvrir ? »

Dominique MEDA : « Travail : la révolution nécessaire » pages 52 à 55 ; éditions de « l’aube ». 2011.   


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6ème séance:

Philo-UIADdu 07/01/15-Mrs.Journault et Myard :

    «L’histoire du travail?»             
                http://jeanclaude.chene.free.fr/Philosophie/ 

  Confusion « Travail / Emploi » ?

    Le travail «  précède » l’emploi


  Histoire du « mot » travail ?
                        =
Des usages très divers, négatifs ou positifs
(instrument de torture / production de richesse)
                        +
Histoire du travail d’« aujourd’hui » ?
                        =
Des activités  très diverses, négatives ou positives                     
        (arts manuels / œuvres intellectuelles)

Pas«le»travail mais des «activités humaines» hétérogènes !
                         =
Le point de vue anthropologique ?

« Tout à la fois oppresseur et libérateur, le travail est un concept pluriel. Sa diversité est présente dès l’origine et se déploie aussi dans les langues étrangères. La notion de travail est multiple, et s’exprime de diverses façons. Cette diversité d’approches est fonction de l’histoire sociale, et aussi, à chaque époque, de points de vue divergents. […].
On fait de plus en plus référence, pour le mot français travail, à son origine formelle, latine, le mot tripalium, nom d’un instrument formé de trois pieux, devenu trepalium en bas latin. Ce mot pouvait désigner un instrument de torture. (…) Il y a encore, du côté abstrait, l’emploi du mot travail pour les douleurs de l’accouchement (salle de travail, femme en travail). Retrouver la torture, la douleur, la peine dans le «travail» est un exercice mental utile, mais trompeur, car le vocable, par une longue évolution de sens, a investi des champs sémantiques différents. (…) Une idée générale de l’activité humaine orientée vers un résultat intentionné reste valable, quel que soit le mot sélectionné par une langue pour l’exprimer, à travers les civilisations et les époques. Cette idée fait l’objet de jugements, d’évaluations et d’attitudes mentales qui eux, ne sont pas universels, mais soumis aux opinions dominantes (en grec doxa) d’une société à un moment donné. (…) Dans la pensée grecque antique, trois termes peuvent articuler la pensée du travail humain, celui de praxis, où un sujet crée l’acte et se modifie lui-même par un comportement et une volonté; celui de poiesis, lorsque le sujet crée quelque chose hors de lui-même; celui de tekhnê, visant un ensemble de savoirs acquis et une expérience préalable pour obtenir un résultat intentionné. La tekhnê est une méthode d’action et de travail sur la nature et le milieu. Ce genre de considérations peut aboutir, à l’époque moderne, à une «métaphysique du travail», comme celle de Raymond Ruyer (Revue de Métaphysique et de Morale, 1949), pour qui le «travail» correspond à l’apparition de la liberté dans un simple «fonctionnement», même si le travail en question est imposé. (…) Cependant, philosophes et écrivains ne font que réagir aux nouvelles conditions sociales du phénomène «travail», quand sont devenus clairs les effets de la mutation préindustrielle au tournant du XVIIIe siècle et celle de l’organisation économique vers la fin de ce siècle et au suivant. […].
  Quant à la notion de «travail», qui s’articule à cette évolution de la perception des sociétés, elle a été analysée, après les philosophes et les moralistes, par les économistes. Chez Adam Smith, fondateur du capitalisme théorique dans les années 1770, les trois domaines sont mêlés. Sa théorie se fonde sur la division du travail et sur le fait que c’est le travail qui fonde la valeur. (…) La construction économique qui structure les idées de travail avec celles de salaire, d’emploi, la distinction du travail simple et du travail complexe, les réflexions sur la valorisation du travail, plus par un produit, comme dans l’artisanat, mais par un gain pour l’investisseur, tout cela, parmi bien d’autres facteurs, qu’on admette ou qu’on récuse ce Capital si difficile à décrypter, marque profondément le concept. […].
Une autre mutation, difficile à évaluer car elle est en cours, prend place après la fin de la guerre de 1940-1945. Les mots correspondant à «travail» ont alors un sens différent selon les sociétés et les nations, selon leur richesse (le PIB) et la répartition de cette richesse, selon la vitalité des partis à vocation «sociale» et selon celle des «syndicats», mot fortement évolutif. (…) La critique morale et sociale de ce néolibéralisme boursier est active, mais aucune synthèse de la nature des socialismes du XIXe siècle et du XXe, ni même des théories économiques de ces époques de capitalisme industriel ne se formule encore. »

          Alain Rey, Dire le travail: une histoire d’idées, n°2 de « La revue forum »  - Janvier 2012


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7ème séance:


 Philo-du 21/01/15-Mrs.Journault et Myard:

   « Le travail, donnée anthropologique ? »
          http://jeanclaude.chene.free.fr/Philosophie/
Le travail =donnée anthropologique ?
                                                                                 
le point de vue anthropologique/
                                                       le point de vue essentialiste
                ↙                                                              
non « ethnocentrique »)           (« ethnocentrique »)
                                                                                                                
                     




« Les indiens ne consacraient que peu de temps à ce que l’on appelle le travail… Une économie de subsistance  est compatible avec une considérable limitation du temps consacré aux activités productives… Hommes et femmes passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heure du matin environ…Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroitre la production de biens matériels…A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ?...On peut admettre, pour qualifier l’organisation économique de ces sociétés, l’expression d’économie de subsistance, dès lors que l’on entend par là non point la nécessité d’un défaut, d’une incapacité inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins…Les sociétés primitives sont bien des sociétés de refus du travail : « Le mépris des Yanomami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique  autonome est certain »(Lizot). Premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance selon la juste et gaie expression de M.Sahlins.
…A quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? A quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins «énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange ni réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le « code civil » de la société, quand l’activité de production vise a satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette…
…Inachèvement, incomplétude, manque : ce n’est certes point de ce côté-là que se révèle la nature des sociétés primitives. Elle s’impose bien plus comme positivité, comme maitrise du milieu naturel et maîtrise du projet social, comme volonté libre de ne laisser glisser hors de son être rien de ce qui pourrait l’altérer, le corrompre et le dissoudre. C’est à cela qu’il s’agit de tenir fermement :les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures, des corps sociaux au décollage « normal » interrompu par quelque bizarre maladie, elles ne se trouvent pas au point de départ d’une logique historique conduisant tout droit au terme inscrit d’avance, mais connu seulement a posteriori, notre propre système social…Tout cela se traduit, sur le plan économique, par le refus des sociétés primitives de laisser le travail et la production les engloutir, par la décision de limiter les stocks aux besoins socio-politiques, par l’impossibilité intrinsèque de la concurrence…en un mot, par l’interdiction, non formulée mais dite cependant, de l’inégalité. »
Pierre CLASTRES -  La société contre l’Etat, pp.165 à 170.