PENSEE ET LANGAGE:
Il est curieux de constater que si l'on admet aisément que la pensée a besoin de signes matériels pour s'expliciter elle-même et se communiquer, il est fréquent d'entendre que le langage articulé, l'utilisation des mots, n'est qu'une manière particulière de répondre à cette nécessité, au même titre que d'autres, telles que les images ou les divers mode de l'expression artistique. Or, si il est clair que si le langage a ses limites dans l'expression de la pensée, et que celle ci, par le langage, a ses limites dans la compréhension du monde qui m'entoure, le langage articulé dont l'homme dispose semble bien rester l'outil principal, à la fois par lequel ma pensée se constitue, et celui par lequel elle se communique. Le prochain thème de réflexion de l'atelier philo (le 29 de ce mois) nous en fera peut-être la preuve: "Peut-on faire un atelier philo sans les mots?" (cf. Ephémérides du 16/04/2014.>
"Peut-on penser sans langage?"
Cest le thème sur lequel nous aurons à réfléchir ce soir 15 avril 2014 à l'atelier philo
"Peut-on penser sans langage?"
Cest le thème sur lequel nous aurons à réfléchir ce soir 15 avril 2014 à l'atelier philo
A propos du thème qui nous
occupera ce soir à l’atelier philo : « Peut-on penser sans
langage ? », il convient de noter que mon premier rapport au monde
qui m’entoure n’est pas un rapport cognitif, mais un rapport utilitaire
dépendant de la nécessité où je me trouve pour vivre d’échanger avec mon
milieu, et ce, d’abord, par la respiration. La pensée est seconde. Quel est le
rapport qui unit cette activité cognitive avec le rapport initial qui ne doit
rien, lui, au moins tout au départ, à la condition sociale dans laquelle
j’apparais, mais qui semble dépendre quasi exclusivement, à ce niveau très
primaire, de ma complexion biologique de membre d’une espèce vivante.(Ephémérides du 15/04/2014)
________________________
présentation du thème par Laurent:
________________________
présentation du thème par Laurent:
Ma question à peine
posée, je l'ai quasiment regrettée. la réponse (négative) n'est elle
pas évidente? Le concept de langage et celui de pensée n'est il pas consubstantiel à l'idée que j'ai de l'homme? S'il n'y a pas d'humanité sans
langage ( qu'il s'agisse de phylogenèse ou d'ontogenèse), et s'il n'y a pas non
plus d'humanité sans pensées, puis-je en déduire qu'il n'y a pas de langage
sans pensée?
Il semble en tout cas
difficile de dissocier, de disjoindre ces notions afin d'établir des rapport
entre elles.
Est ce que le concept
de dromadaire continue a avoir du sens pour vous si j'en imagine un, dénaturé,
sans sa bosse? De même pour un crocodile à plume?
Ma pensée semble apparemment
libre tant qu'elle ne reste qu'entre moi et moi.
Peut on dire qu'elle
sort de ma boite crânienne ?
Le fond est il à la
pensée ce que la forme est au langage? N'est ce pas poser la prééminence de la
pensée (forcément noble car elle est à MOI) sur le langage réduit à un simple
véhicule?
Ma pensée exprimée
cheminant je me dis (ah bon? Je me parle?) l'inverse: bien sûr qu'il y a pensée
sans langage chez le bébé...En tout cas je suppose.... Aucun ne m'en a jamais
parlé...
Et pour cause!
Par ailleurs ma
question ne s'entends pas ( d'ailleurs d'où vient cette expression? depuis
quand faut-il entendre une question pour qu'une pensée chemine en moi?)...dans
l'instant mais dans un rapport au temps plus large... Car sinon à un instant t
il me paraît évident que je suis capable de penser à un instant T sans que je
ou qu’on me parle....
Quoi qu'il en soit il
faudra sûrement élargir la question aux rapports entre pensée et langage.
L'un est il la
condition de l'autre? Quelle synergie est à l'oeuvre ? Pensées et langage
ont-ils émergé concomitamment dans l’évolution de l'espèce humaine? Sont elles
2 faces d'une même réalité humaine?
Est ce que par
exemple le logos de la raison ne dégrade pas l'intuition et la pensée. Que perd
une pensée exprimée ?
Est ce que les conditions
du langage trahissent, pervertissent une pensée authentique, parfaite.
Une fulgurance, un
feeling, une intuition, peut elle se codifier comme dans un formulaire
administratif?
Et même est ce que
les conditions du langage ne façonneraient pas la pensée ?
Est ce que notre
nature sociale et notre besoin d'amour ne rendent pas nécessaire le
langage, lui même
rendant nécessaire la pensée rationalisante ? celle-ci étant non plus au début
du processus de conscience mais à la fin. Communiquer efficacement sur
l'incommunicabilité éventuelle d'une pensée, n'est-ce pas la un
syllogisme?....et surtout n'est ce pas pourtant la démonstration que le langage
enrichit la pensée?
Mais quelle est donc
la nature de ce cerveau nourri via le langage par des informations physiquement
extérieures mais apparaissant créateur de connaissance ex-nihilo.
Connaissance qui,
pour être considérée comme telle, devra passer par les fourches caudines des
codes communicationnels. Une sorte de retour à l'envoyeur de signaux,
d'informations, après quelques modifications. Quelle est la nature de ces
modifications?
Laurent
Laurent
______________________
article présenté par Mustapha pour aider à la réflexion de ce soir:
Le concept de « pensée » possède au moins
deux acceptions majeures:
Au sens strict, c’est la pensée intellectuelle,
passant par les idées, par les concepts, par les mots : c’est le jugement.
Au sens large, la pensée désigne tout
phénomène conscient, comme par exemple l’imagination ou encore la perception.
D’un côté, toute pensée semble passer
nécessairement par le langage, mais de l’autre, elle semble facilement ne pas
toujours emprunter la voie du langage pour se réaliser. Mais doit-on se
satisfaire d’une telle dichotomie ?
N’y a-t’il pas tout d’abord des formes
d’intellections non conceptuelles, dont l’intuition intellectuelle semble être
un parfait exemple ? Le langage n’est-il alors qu’un simple instrument de la
pensée (puisqu’ici le langage semble excéder celle-ci) ? Celle-ci serait alors
indépendante, antérieure, voire plus large que le langage par lequel elle s’exprime.
Le langage n’est-il pas au contraire une condition nécessaire de la pensée,
c’est-à-dire ce sans quoi il n’y a de pensée, d’une part communiquée (c’est
évident), d’autre part solitaire (semble moins évident). C’est ici entre autre
le problème de l’ineffable : existe-t-il de l’indicible néanmoins pensé ?
D’autre part, si la pensée comprise comme l’ensemble de la vie consciente,
psychique semble bien pouvoir se passer d’un langage, n’est-ce pas une
apparence trompeuse ? Des opérations de l’esprit comme l’imagination ou la
perception sont-elles vraiment « sans langage » ? Et si ces opérations avaient
un langage, ne serait-ce pas en un sens plus large que celui de la pensée
conceptuelle ?
Quel est donc le rapport entre la pensée
et le langage : est-il extérieur, accidentel, ou au contraire constitutif ?
Bref : peut-on penser sans langage ?
I- la pensée indépendante du langage
La thèse selon laquelle il serait possible
de penser sans langage revient entre autre à considérer le langage comme un
simple instrument de la pensée. La pensée est alors ici une réalité
préexistante, antérieure, dont le langage se fait simple médiateur. En ce sens
la pensée conceptuelle, passant par des mots ne serait qu’une espèce du genre
pensée, ce ne serait qu’une forme, restreinte, qu’elle peut prendre. La pensée
serait du spirituel, de l’immatériel qui peut se matérialiser avec le langage
ou bien rester immatérielle. On en arrive alors par exemple au problème de
l’adéquation du langage avec la pensée qu’elle doit exprimer : le langage
est-il un bon intermédiaire ? La pensée ne se fait-elle pas en quelque sorte en
dépit du langage, dans le sens où les mots, les concepts, les langues ne
seraient que des outils imparfaits pour la matérialisation et la transmission
de la pensée ? Le fait que l’on cherche parfois nos mots peut par exemple être
interprété en faveur de cette thèse, du moins en faveur de la thèse selon
laquelle la pensée serait antérieure au langage, celui-ci extérieur à celle-là.
Certains philosophes ont souligné les
limites de la pensée conceptuelle, c’est-à-dire les limites du concept pour
exprimer au moins certaines formes de pensée. Bergson a par exemple mis en
exergue l’impossibilité de saisir conceptuellement ce qu’est la vie, et notamment
sa forme la plus élevée qu’est la vie consciente, du fait d’une sorte de
raideur des concepts. Notre existence est profondément temporelle. Il s’agit de
ressaisir en-deça de toute activité consciente la vie de l’esprit comme durée,
flux. Saisir ce flux temporel, c’est saisir quelque chose de toujours identique
en moi, c’est atteindre une vérité. Cette vérité est saisie par une intuition,
c’est-à-dire ici une vision de soi par soi : cette intuition intellectuelle
peut être comprise comme le contact immédiat entre la pensée et son objet, sans
le passage par l’intermédiaire d’un concept. Ce qui signifie que l’accès à
cette vérité que notre vie consciente
est profondément durée se fait par un mouvement qui va contre l’intellect et
s’enracine dans le vouloir, comme si la volonté se retournait sur elle-même.
C’est un acte de l’esprit, donc en ce sens il existerait une pensée non
conceptuelle, prenant ici la forme de l’intuition intellectuelle. Tout le
problème est alors de dire, de communiquer cette durée, car elle est au-delà du
langage. La pensée conceptuelle montre ici ses limites. En un sens, notre durée
est quelque chose d’ineffable, d’indicible : il y a ici une inadéquation entre
la pensée intuitive et le langage. Mais on peut tout de même en faire une
monstration, une description. C’est ce que fait Bergson, souvent par des
formules négatives et limitatives, mais également par des métaphores comme «
mélodie », « organisme »… C’est comme s’il tentait d’encercler l’objet de son
intuition sans pouvoir le montrer directement. Ainsi, chez Bergson, d’une part,
il existe de la pensée non conceptuelle, qui n’est pas médiatisée par le
langage, et, d’autre part, la communication de cette intuition ne peut se faire
qu’imparfaitement, comme le prouve l’emploi de métaphores et de descriptions
négatives. Il y aurait donc des formes de pensée intellectuelle sans langage.
Enfin, à côté de ce sens restreint de la
pensée, il est possible de mettre en avant un sens bien plus large, que l’on
retrouve par exemple chez Descartes, pour qui la pensée peut être comprise
comme l’ensemble des phénomènes de la vie consciente. Dans les Réponses
aux secondes objections, Descartes propose cette définition de la pensée :
« Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que
nous en sommes immédiatement conscients. Ainsi toutes les opérations de la
volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens sont des
pensées ». La pensée, c’est donc ici ce dont on est immédiatement
conscient. L’imagination fonctionne par images, représente des choses par le
biais d’images. Il semble douteux qu’en imaginant on pense avec le langage, du
moins si l’on considère celui-ci comme la faculté de communiquer la pensée par
un système de signes. On peut traduire le contenu de l’imagination par le
langage, mais elle n’est pas elle-même un langage. De même la perception semble
bel et bien se passer d’un langage.
Par conséquent, la pensée semble bien
pouvoir se passer du langage, ce qui revient à considérer celui-ci comme un
simple instrument, et la pensée comme antérieure et plus vaste que le langage.
L’intuition peut apparaître comme une forme de pensée non conceptuelle dont on
ne peut que difficilement rendre compte par langage : il faut par exemple
utiliser des descriptions indirectes. La possibilité d’une pensée indépendante
du langage apparaît encore plus nettement si l’on adopte un sens large de la
pensée. Mais ce rapport instauré entre le langage et la pensée est-il
satisfaisant ? Ne faut-il pas, notamment, restreindre le sens de « pensée » et
préciser le sens de ce concept ?
II-Pensée intellectuelle et nécessité du
langage
Il est possible de limiter le concept de «
pensée », de le faire ainsi coïncider avec l’activité conceptuelle. Pour Kant,
par exemple, la pensée est une activité de l’entendement, une activité de
liaison qui produit l’unité dans des jugements et des concepts, dans des
raisonnements. Penser revient alors à déterminer conceptuellement un donné.
Comme il le dit dans la première section (De l’usage logique de l’entendement
en général) de L’analytique transcendantale de la Critique de la raison
pure, l’entendement utilise le concept pour réunir diverses représentations
sous une représentation commune. Par ces concepts, l’entendement pose des
jugements, c’est-à-dire a des connaissances médiates d’un objet. Soit le
jugement «tous les corps sont divisibles » , le concept du divisible
se rapporte à divers autres concepts ; mais, entre eux, il se rapporte
particulièrement à celui de corps, lequel à son tour, se rapporte à certains
phénomènes qui se présentent en nous. Ainsi ces objets sont médiatement
représentés par le concept de la divisibilité. Tous les jugements sont donc des
fonctions qui consistent à ramener nos représentations à l’unité, en
substituant à une représentation immédiate une représentation plus élevée qui
contient la première avec beaucoup d’autres, et qui sert à la connaissance de
l’objet, de sorte que beaucoup de connaissances possibles se trouvent réunies
en une seule . Penser revient donc à réunir des représentations diverses
sous des représentations plus élevées, à unifier le divers de l’intuition sous
des concepts de l’entendement. Mais il reste alors le problème de savoir s’il
n’existe pas à côté de cette connaissance conceptuelle une autre forme de
connaissance : on en revient au problème de l’intuition intellectuelle.
Autrement dit, peut-on admettre l’existence de l’intuition intellectuelle ? Si
des philosophes comme Bergson, Platon, Aristote ou encore Descartes en
défendent l’existence, on peut soutenir que c’est un processus obscur,
mystérieux, que c’est un concept flou. On peut, à l’instar de Kant, en faire la
critique.
Nous ne pouvons pas connaître les choses
en soi, les noumènes : seule la connaissance des phénomènes est possible. La
connaissance humaine, qui est finie, suppose la coopération de deux facultés :
la sensibilité (réceptive) et l’entendement (actif). La sensibilité fournit la
matière de la connaissance, alors que l’entendement fournit les concepts,
c’est-à-dire la forme : « toute connaissance commence par l’intuition mais
ne s’y réduit pas », elle doit être subsumée sous des concepts. D’où la
célèbre phrase de Kant : « Les idées sans contenu sont vides, les
intuitions sans concepts sont aveugles » (introduction de La Logique
transcendantale), ou encore : « L’entendement ne peut rien intuitionner,
les sens ne peuvent rien penser ». Il n’y a donc pas d’intuition
intellectuelle, même pas par rapport au moi : on n’a pas d’intuition de soi (ce
qui s’oppose à la thèse de Descartes). Il y a bien chez Kant un rôle de
l’intuition intellectuelle, mais simplement heuristique : elle s’intègre à
l’architechtonique de la raison de l’homme, comme succédané d’une connaissance
qui ne nous est pas accessible. C’est l’entendement archétypique, qu’il faut
distinguer de l’entendement ectype (qui lui n’a qu’une intuition sensible) :
voir la lettre à Markus Herz du 21 février 1772. Autrement dit, l’intuition
intellectuelle n’existe pas : ce n’est que l’archétype d’une pensée idéale,
d’ordre divin. Puisque l’intuition intellectuelle n’existe pas, il n’y a donc
de pensée que conceptuelle, donc passant par le langage. Mais n’y a-t’il pas de
l’indicible, de l’ineffable, donc tout de même de la pensée qui dépasserait les
limites du langage ?
L’ineffable n’est en fait rien de plus
qu’une illusion. La pensée n’existe que par le concept : en dehors du concept,
il n’existe pas de pensée. Il n’y a pas d’ineffable. Nous ne pouvons penser que
par les concepts, du moins au travers des mots. C’est la thèse que soutient par
exemple Hegel dans le §462 de L’Encyclopédie des sciences philosophiques
en abrégé : « Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et
réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les
différencions de notre intériorité, et, par suite, nous les marquons d’une
forme externe, mais une forme qui contient aussi le caractère de l’activité
interne la plus haute ». Hegel soutient donc que la pensée ne peut se
faire que par le mot, par l’union intime de l’interne (la subjectivité) et de
l’externe (l’objectivité du mot). Par conséquent, vouloir penser en se passer
des mots serait « une tentative insensée ». Autrement dit, l’ineffable
n’existe pas. Croire que c’est ce qu’il y a de plus haut, la partie la plus
élevée de la pensée est une croyance infondée, superficielle. Car l’ineffable
n’est pas autre chose que la pensée obscure, « à l’état de fermentation,
et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot ». L’ineffable est
une absence de pensée, de conceptualisation : c’est un défaut de langage. Le
langage n’est donc pas un simple instrument insatisfaisant pour communiquer sa
pensée : la véritable pensée ne peut que passer par les mots ou par les
concepts.
On se retrouve alors avec une sorte de
dichotomie. D’une parte la pensée au sens strict, c’est-à-dire conceptuelle ne
peut passer que par le langage. Mais d’autre part, au sens large, n’y a-t-il
pas des formes de pensée non conceptuelle ou ne passant pas par des mots : le
langage n’apparaît alors que comme un instrument. Il s’agit alors pour conclure
notre analyse de faire voler en éclat cette apparente dichotomie.
III- Toute pensée passe par le langage
Le langage n’est pas un simple instrument,
c’est au contraire ce sans quoi il n’y a pas de pensée. La pensée n’est pas
antérieure, plus large que la langage : la pensée est nécessairement de la
pensée formée dans et par le langage. Dans le chapitre IV de La
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty défend la thèse selon laquelle
la pensée et le mot se font l’un l’autre : « La parole n’est pas le «
signe de la pensée », ce n’est pas une fumée annonçant le feu ». La pensée
n’existe pas hors du monde, « la pensée n’est rien « d’intérieur » ».
Pourquoi alors croyons-nous que les mots ne sont que l’expression matérialisée
d’une pensée intérieure sans expression ? C’est le fait que nous pouvons nous
rappeler silencieusement des pensées déjà constituées et exprimées, par lesquelles
nous nous donnons l’illusion d’une vie
intérieure. « Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de
paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur ». La pensée « pure
» n’est qu’un vide de la conscience : impossible de penser sans langage. Pensée
et expression se constituent simultanément. Pensée et langage sont
indissociables l’une de l’autre, même quand nous avons l’impression contraire
(l’impression de la pensée muette, pure). Ici, Merleau-Ponty rejoint la position
de Hegel. Mais cela ne résout toujours pas le problème de savoir si l’on peut
abandonner la dichotomie esquissée précédemment. Le recours ici à Merleau-Ponty
ne fait que renforcer, si cela était nécessaire, la thèse de la nécessité du
langage pour l’exercice de la pensée au sens strict. Mais qu’en est-il si de la
pensée au sens large ? Ne passe-t-elle pas également par le langage ?
Le langage est un ensemble de signes,
c’est-à-dire de symboles. En ce sens, le langage ne se limite pas, bien
évidemment, aux mots ou aux concepts mais recouvrent toute forme d’expression
symbolique, comme par exemple l’expression artistique (peinture, sculpture,
danse…). Ernst Cassirer (« le concept de forme symbolique, in Trois essais
sur le symbolique) définit la forme symbolique comme « toute énergie de
l’esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un
signe sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe ». C’est comme
si un univers de signes et d’images qui se sont créés d’eux-mêmes s’avançaient
au devant de la réalité objective des choses. Les symboles sont ainsi une
médiation nécessaire entre nous et le monde. On a alors une étrange antinomie
car la conscience est un flux incessant, elle s’inscrit dans le temps mais
pourtant quelque chose doit être stable, doit durer pour qu’il y ait pensée et
conscience. Cette stabilité est donnée par la forme symbolique qui est une
libre création de l’esprit. C’est la médiation nécessaire entre l’esprit et le
monde. Cette médiation peut prendre plusieurs formes. En abordant le monde d’un
point de vue artistique l’homme découpe par exemple différemment le monde qu’en
l’abordant d’un point de vue scientifique, ou religieux… etc. Cassirer
développe notamment cette idée du découpage, de l’information du monde par la
forme symbolique dans Essai sur l’homme. Les différentes formes symboliques
nous font voir différents aspects de la réalité.
Mais ces formes épuisent-elles le réel, le
contenu immédiat le plus profond de la conscience, de la pensée ? Ne peut-on
pas tranché la barrière du concept, de la représentation esthétique, de l’image
mentale, bref de tout langage pour parvenir à la réalité en soi ? « Même
si l’on parvenait vraiment à écarter tout le caractère médiat de l’expression
langagière et toutes les conditions que celui-ci nous impose, le royaume de
l’intuition pure, l’indicible prélude de la vie ne viendraient pas d’eux-mêmes
à notre rencontre, mais c’est de nouveau uniquement l’étroitesse et la touffeur
de la conscience sensible qui nous enserreraient ». Derrière chaque
symbole, chaque signe, qu’ils soient linguistiques, mythiques, artistiques ou
intellectuels, il y a des énergies de mise en image. En supprimant les signes,
on supprime ces énergies. C’est par la forme et sa médiation que l’immédiateté
de la vie prend la forme de l’esprit : on ne peut penser, au sens large, que
par et dans le langage. En ce sens, il ne faut pas scinder la pensée en un sens
strict et un sens large : toute pensée passe par la forme symbolique (que ce
soit le mot, le concept, l’image… etc.). Il n’y a par ailleurs pas d’indicible.
Des choses peuvent certes ne pas être exprimables dans un langage mais pas dans
tous : il peut y avoir de l’indicible dans une forme de symbolisme, mais il
n’existe pas de pensée en dehors des différentes expressions symboliques.
Conclusion
Pour conclure, nous
avons donc pu voir qu’il n’y a pas de pensée en dehors de son expression et pas
d’expression en dehors du symbole. Le langage symbolique n’est pas un simple
instrument de la pensée : c’est la pensée elle-même se faisant. Il n’y a pas
d’ineffable, car la pensée est tributaire de la médiation du langage, quel que
soit ce langage. Car tout langage, dont la fonction unique est le découpage de
la réalité, passe par la forme symbolique. Par conséquent, on ne peut penser
les choses que dans et par la multiplicité des langages.
________________________
________________________